La performance : le nouvel âge sportif.

« Faire une performance » c’est graver un exploit, c’est
atteindre un moment qui est le plus haut point de ses capacités : la
performance s’inscrit d’abord dans un rapport intime ou à soi. La performance
est le niveau maximal que je peux atteindre, c’est le sommet de ce à quoi je
peux aspirer. La performance serait
ainsi une première victoire sur soi, contre ce qui limite ma puissance d’agir,
activation de ma « volonté de puissance », vérification de mon
pouvoir sur le monde. En même temps cette performance est toujours déjà passée,
elle est un point assignable et qui se conservera sans moi. En effet cette
performance suppose bien un marquage, c’est-à-dire une mesure, un
enregistrement de l’événement et sa
comparaison avec d’autres qui face à lui sont inférieurs ou relégués. La
performance n’avance jamais seule, sinon toute action serait une performance
dans son unité et sa solitude. Au contraire la performance développe une forme
de taxinomie de tous les faits afin d’en dégager un qui mérite l’appellation de performance en
ceci qu’il serait le point supérieur de l’action, son moment le plus haut. La
performance est aussi dépossession de ce qui vient informer l’action jusqu’au
résultat, l’action est donc désormais irréductiblement identifiée à sa
fin : si seul le résultat compte cette autonomisation du résultat empêche
de penser l’action comme la somme intégrante des moyens, elle n’est retenue que
dans son surgissement dernier. Il y a en même temps inversion du
mouvement : alors que la performance est le résultat de toutes les
actions, parce qu’isolée et prise comme unité de mesure, elle est pensée comme
le point d’ancrage de tous les faits ; en ceci elle deviendrait condition
d’intelligibilité et de compréhension, en même temps cela s’accompagne d’une
dévalorisation de toutes les autres actions, qui sont, en comparaison, misérables,
faciles, insignifiantes, faibles.

C’est bien paradoxalement la
place d’autrui qui au centre de l’interrogation sur ce qu’est une performance. La
performance suppose une compétition, une mise en concurrence pour obtenir le
meilleur résultat ; la confrontation serait donc sous le mode du
dépassement d’autrui plus que d’un face à face avec soi. Le terrain est ainsi
posé, l’ennemi est autrui, mon action doit être assez exemplaire pour évincer
tous les autres du champ de la compétition : faire date c’est inscrire un
record dans le temps, sans les autres. Quel temps pour la performance ?
Bien sûr la performance à l’âge de ses instruments de mesures. Elle
est liée à l’évolution des techniques comme ce qui lui permet d’obtenir
précision et
fiabilité, parallèlement elle engage une vision de plus en plus technique
d’elle même qui ne dépend plus désormais des seules forces de l’individu mais
de tout un tissu médical, d’assistance, de matériels sans lesquels la
performance est tout simplement impossible. Il y a une intrication de l’homme
et de la machine, l’organisme devient un dispositif technique supplémentaire à
partir duquel on peut fonder le record. A la question : qui peut produire
un record ? nous pouvons répondre le meilleur, en tant qu’être le meilleur
n’est plus lié à l’intention de l’action, au contenu de sa volonté, mais
seulement au fait d’arriver le premier, d’être devant, non pas un homme mais un
chiffre. Les hommes luttent contre des hommes mais aussi contre la montre. Ce qui se fête à travers la
performance ce n’est plus l’exploit isolé d’un homme mais la formidable énergie
développée autour de lui par des entreprises, des sponsors, des Etats. Alors la
performance n’avance pas seule, nous voyons qu’elle dissimule un monde et une
organisation de celui-ci : une idéologie, capable de l’asseoir et de la
faire honorer. Alors cette valorisation de la performance dans les sociétés
modernes est aussi la mise en avant de la mesure, tout acte doit entrer dans un
comparatif permettant tout à la fois de l’identifier et de le rapporter à
d’autres. C’est ici un souci d’ordre, d’une classification verticale, celle qui
convient à une structure hiérarchique pyramidale. La forme de la performance
devient le modèle identificatoire de la société, celui de la réussite sociale
pensée du côté non plus d’un « salut » ou encore d’une réalisation de
soi ou de la constitution d’une œuvre mais comme la stigmatisation de la
faiblesse comme contre productive et contre réalisante : ainsi
idéologiquement le glissement peut s’opérer, le riche mérite sa position
sociale tout comme le pauvre, s’il est vrai « que celui qui veut
peut ». La performance trouve une audience au delà du sport, ce discours
est aussi celui de l’entreprise. Il s’agit d’y être performant, c’est à dire de
donner le meilleur de soi même. La performance implique alors le savoir, la
qualification, la disponibilité, l’ambition, l’obéissance aux règles internes,
la docilité sinon la servilité. La performance affichée comme étendard par les
entreprises et bientôt la société toute entière, volonté de pouvoir, pouvoir de
la volonté.
La performance naît sous le sceau de la volonté, elle implique la
liberté du vouloir, la tension d’un désir vers un but et la mise à disposition
des moyens pour l’atteindre. La performance suppose donc une causalité, un
enchaînement nécessaire pour être dans la disposition physique adéquate, un
entraînement, une préparation physique et psychique, et puis une réalisation
lors de la rencontre sportive. Le « vouloir » est a l’origine de la
performance. Elle constitue à ce titre un puissant marqueur idéologique :
faire que les gens assistent, soutiennent, veuillent la performance c’est
permettre son irruption dans la société civile. Ce qui se dessine alors à
travers le choix de la mesure-performance c’est une forme de brouillage
méritocratique, ce soupçon qui pèse sur la conscience même de l’opprimé qu’il
serait à l’origine de sa condition misérable.
Ce mystère de « la servitude volontaire », où l’on
voit le pauvre vénérer cette puissance qui l’asservi comme si elle était son
salut.

Opposition performance et perfectibilité
La perfectibilité contient l’idée d’un développement personnel, le fait
que nous soyons en devenir, que nous soyons toujours dans une situation de
développement de soi, la perfectibilité permet de se penser à l’horizon de soi,
notre identité est en devenir. Nous n’en avons pas finit de commencer à
être : pour cela il faut d’abord voir le champ de la nécessité s’éloigner
pour voir apparaître le terrain de la réalisation et de la création continuée.
C’est la figure de Rousseau qui, dans Le discours sur l’origine et les
fondements de l’inégalité parmi les hommes, donne chair à ce concept, il
est ce mouvement qui conduit l’homme
vers la réalisation de ses possibles. Cet horizon étant pour lui tout d’abord
biologique, c’est ce qui nous distinguera de l’animalité, et puis politique,
les institutions devront tenter de s’accorder à cette nature et lui donner un
cadre artificiel permettant son expression tant collective qu’individuelle. Victor
Goldschmidt
en dira qu’elle est « la condition préalable et formelle qui rend possible
toutes les facultés », la perfectibilité est en l’homme le signe de
l’illimité : alors que la performance confisque les dispositions de
l’homme au profit d’un geste unique qu’il s’agit de reproduire parfaitement,
accomplissement d’une fonction, la perfectibilité engage une disposition
universelle à l’infini. Mais il y a aussi un rapprochement possible dans cette
« ambition de l’homme moderne » comme
ouverture à l’infini. En effet la « perfectibilité » est un concept
des temps modernes, son assise est le XVIIIe et l’énergie vapeur, la naissance
de l’industrie, les manufactures, la rentabilité.

Ce serait un concept des temps industrieux ancré pourtant dans le corps
même de l’homme, dans cet « état de nature » où déjà un partage se
fait entre l’homme et la bête. La performance prend appuie sur un concept qui
chez Rousseau engage une rupture d’avec une nature seulement physique puisque
l’homme naturel dispose déjà d’une faculté virtuelle de devenir. C’est pour
couper d’avec la nature que Rousseau
introduit ce concept et non pas pour la fonder. Ici nous retrouvons Darwin, la
société est le moment d’arrêt de l’inégalité naturelle, arrêt de cette
« performance » naturelle pour la sélection des espèces. Alors que
chez l’animal c’est l’espèce qui prime sur l’individu, chez l’homme c’est
l’individu qui prime sur l’espèce. Les
moyens acquis par l’homme dans son déploiement technique lui assure désormais
une richesse, une abondance suffisante pour pouvoir distribuer à ceux qui sont
naturellement placés en situation défavorable mais qui artificiellement peuvent
contribuer sinon fabriquer l’essor civilisationnel. Tout devient donc une
question de redistribution, de répartition, d’abandon donc, par ceux qui
détiennent par spoliation les richesses, d’une place usurpée de tout temps.
C’est le travailleur qui tisse la soie, qui bâtit les palais, qui extrait l’or, et
celui-là n’aurait d’autre droit qu’à la seule reproduction de sa force de
travail devant des spectacles produits pour le décérébrer. et
l’adapter un peu plus à un monde qui l’opprime et l’exploite ?
Opposition performatif/performance
L’opposition performatif / performance permet de saisir une différence
d’orientation : produire une action performative, selon un déplacement de
la linguistique d’Austin vers
une théorie généralisée de l’action, c’est modifier le réel, le
« perforer », établir en son sein une trouée qui soit la
manifestation d’une liberté. Nous ne sommes pas ici dans une mesure mais bien
plutôt face à une contre-mesure, il y a rupture là où la performance ne peut
penser que la continuité. Il y a avec l’action performative une forme de percée
dans le réel qui n’est plus un mais multiple, à faire. C’est le statut du réel
qui est menacé, le réel n’est pas un étant, un déjà-là dans lequel mon action
ne peut plus que trouver place pour mieux l’affirmer et le réaliser, il devient
une forme mouvante, plastique : le réel est à réaliser, en attente de
l’action, le réel est à faire. Ce que la performance supprime c’est la
surprise, elle n’est qu’un faux marivaudage entre la pensée et le réel. Aucun
surgissement ici, aucune nouveauté, ce que souhaite la performance c’est la
cristallisation, la fixation, plus loin l’endormissement des masses qui suivent
devant l’écran de télévision les exploits des sportifs, qui vivent l’exploit
des vedettes, qui regardent l’exploit des politiciens. Car la performance est
protéiforme, elle emprunte tous les canaux permettant d’asseoir son emprise sur
nos vies. Si la performance est contre-performative c’est parce qu’elle est
éminemment conservatrice, est-elle l’instrument d’une idéologie qui la dépasse
et qui ne fait que se servir d’elle ? Ou est-elle à l’origine même du
système d’exploitation qu’elle promeut non plus simplement comme moyen mais
comme cause ? Autrement dit il faut
faire coïncider l’apparition de la société libérale et l’apparition de la
mesure de la performance.
Opposition performance/rivalité
La performance est alors le contraire de la rivalité, les rivaux sont
ceux qui s’opposent sur le terrain de la justice, il s’agit d’être au mieux de
soi afin que les autres décident que telle charge doit m’être confiée car je
suis le meilleur, pas au sens de la performance mais au contraire dans une
société des rivaux qui est celle des égaux. C’est l’égalité qui est à la cause
de la rivalité, c’est parce que nous sommes identiques, jouissant des même
droits et ayant les mêmes devoirs, qu’une rivalité est possible et même nécessaire.
Ce modèle est celui de la Grèce ancienne. La rivalité est ici positive car elle
n’écarte aucun citoyen, chacun est digne de cette rivalité. La rivalité
constitue un jeu a somme positive, elle est en ce sens l’opposé de la guerre
qui ne connaît de vainqueur que dans la défaite de l’ennemi : la guerre
est un jeu a somme négative. La rivalité engage au contraire une forme
d’ascension démocratique, moment où autrui désire la victoire d’autrui et non
la sienne propre, et ce afin que vive l’idée de démocratie. Le plus compétent
doit être l’émanation ou le désir de toute la société, et même parfois contre
sa volonté selon cette idée que si le pouvoir doit être donné il faut le donner
à celui qui n’en veut pas. Mais pour que cette rivalité entre quelques citoyens
soit possible il a fallu d’abord créer un système où une majorité d’autres
seront, selon le mot de Rousseau, infiniment esclaves. Alors en effet la
question de la rivalité ne fait que repousser un peu plus loin celle de
l’aristocratie, de l’injustice, de la violence, de la performance.

En même temps cet appel du plus grand nombre à l’exploit fait penser à
un appel ontologique, à l’Homme, celui à qui rien n’est impossible et qui
dépasse sans cesse ses propres limites. L’Homme est donc celui des records, des
exploits, celui qui gagne et si possible définitivement. Loin donc de renvoyer
à la seule « belle
individualité » elle engage une certaine vision de l’humanité
au plus loin de celle de Vercors.
Celui-ci raconte que sa vision de l’homme a été profondément modifiée par une
projection cinématographique qui montrait la terre de très loin puis le plan se
rapproche et on devine la campagne, la caméra remonte un peu pour laisser
apercevoir le ciel et une forme qui si meut, la caméra se rapproche et on voit
que cette forme est un avion en détresse, on voit les flammes déjà qui le
gagne, enfin la caméra se rapproche de l’appareil et à travers le cockpit on
voit un homme au commande de l’appareil. Là Vercors dit saisir que l’humanité
n’est pas une abstraction mais embarqué avec cet homme dans le cockpit de son
appareil en flamme. Ainsi toutes les autres choses vues disparaissent devant
cet homme qui devient le tout de l’univers. Ici nous sommes au plus loin de la
performance, nous épousons la détresse d’un homme qui loin d’être en train de
gagner est en train de tout perdre, et l’espoir et la vie. Nous sommes proche
de lui pour signifier que sa peur est celle de tous les hommes, pour
l’accompagner dans l’ombre et les ténèbres qui l’aspirent. Est-ce là seulement
une éthique de la souffrance ? Une forme de la pitié ou de la
commisération ? La critique est possible mais pour se faire elle devra
supprimer ce qui constitue la force même de Vercors, c’est l’individu qui doit
être le centre de toute politique, non pas seulement l’individu gagnant mais
aussi l’individu perdant, qui vient résumer tout l’effort de l’humanité, qui la
contracte en son sein. Si pour sauver l’humanité toute entière il faut
consentir à voir un enfant souffrir et mourir alors la réponse est que l’humanité
est toute entière en cet enfant, s’il meure l’humanité mourra avec lui, il ne
reste plus rien à sauver. Il suffit donc d’une larme d’enfant pour ruiner
l’humanité, c’est ainsi chaque jour que nous assistons impuissant à son agonie.
A travers cette figure « résistante » de l’humanité nous pouvons
saisir le corps même de la démocratie, vouloir le bien de chacun de façon à ce
que tous nous puissions engager la réalisation de notre être au cœur d’une
communauté des hommes. Mais il faut veiller aussi à ce que ce développement de
soi ne se donne pas en dehors du développement de tous les autres hommes. En
plagiant la dernière phrase des Mots
de Sartre nous pouvons écrire que
« si je range l’impossible performance au rayon des accessoires, que reste
t’il ? Tout un homme, fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que
vaut n’importe qui ». Faire taire la performance pour voir naître
l’égalité des hommes, en finir avec cette aspiration macabre au spectacle de
l’humiliation des hommes, en finir avec cette image guerrière des héros qui
transpirent sous tous ces maillots mouillés. En finir avec ce meilleur qui
éclipse le monde et se faisant nous fait croire que nous sommes moins que lui.
La performance nous dirige vers un collectif non démocratique. Vers un
monde sans égalité. Là est peut-être le pommeau de la discorde : la
performance clame la liberté, le politique réclame la liberté et l’égalité. La
liberté est toute d’entreprendre, elle suppose volonté et engagement, elle est
conquérante. Elle est nécessaire au politique mais dans un monde bien fait elle
ne serait que sa conclusion : une société démocratique suppose que tous
ses membres soient déjà égaux afin qu’il y ait une assurance sur la pertinence
de chacun à s’exprimer. Et parce que chacun est l’égal de l’autre, tous aspirent alors à une forme de liberté. En
un sens le système de la Grèce ancienne, sans l’esclavage et l’exclusion des
femmes.
La performance et la santé
« Toujours plus haut, toujours plus fort », ne jamais penser
une performance en dehors de cette formidable poussée en hauteur, vers un
sommet qui se dérobe chaque fois qu’un athlète l’atteint. Il y a là quelque
chose de l’oignon,
celui-ci peut-être épluché sans que jamais on ne trouve son centre, derrière
une peau, une autre peau. La performance se dérobe sans cesse en
s’affirmant : un autre système est représenté par l’oignon : c’est le
système du IIIe Reich, là l’élimination s’engage comme un processus sans fin et
qui n’a pas d’autre but que l’élimination elle-même. Un système clos dans les
deux cas : le système totalitaire nazi se maintient par l’élimination, la
performance se maintient par le dépassement. Le IIIe Reich considère la
jonction nécessaire de la santé et de la performance, c’est
en effet la santé du corps du Volk qui prime sur toute autre
considération. Le corps allemand, la race, doit faire l’objet de toutes
performances pour être maintenu en bonne santé. C’est le sport qui va d’abord
devoir jouer le rôle de mesure de la santé attester par la performance. C’est
dans cet univers où « devaient survivre et prospérer les corps les plus
nobles en général et du Volk en particulier, grâce à la pureté raciale,
à un mode de vie sain, à l’agression ».
Le projet de fondation d’une race comporte un « message clair :
n’ont de valeur que ceux qui sont performants au sport ou, à tout le moins, qui
sont en bonne santé physique », la
réduction de l’homme à son corps permet de mettre en place l’eugénisme. Le
corps des SS devait engager une formation sportive complet qui avait pour but tout
à la fois de produire un corps parfait mais encore en négatif de pouvoir
éliminer les corps souffrants, les incapables, les lâches. Glissement du sport
vers les valeurs du sang, vers ce sol nourrit de sang ou le sport devient
l’outil de la sélection naturelle. « Alors que les officiers SS reflètent
en principe la santé et la performance, les peuples « inférieurs »
sont complètement exclus de l’une comme de l’autre et, par conséquent, de la
sphère morale de la valeur ».
L’identification au mal, à la maladie pour les peuples en défaut de
performances, d’autre part un corps plein de santé, celui du peuple germanique
constituant l’antithèse des « Juifs (qui) représentent l’anti-performance
absolue ».
Il y a derrière cette idéologie de la performance une double
instrumentalisation note André Mineau, premièrement une instrumentalisation du
corps des non-Aryens, ceux là sont des marchandises, des machines, des
« stucks ». Deuxièmement une
instrumentalisation de l’Aryen « dont le corps n’est plus qu’un vecteur utile
du sang du Volk ». La
performance sportive est partie prenante du système nazi, elle en est le
soubassement, la mesure, permettant de vérifier que chacun est à son sang, la
performance assurant aussi de pouvoir juger si un Aryen n’est pas en train de
basculer dans le non-Aryen. L’utilisation du sport et en son sein de la
performance permet de fonder le Volk comme un absolu.
La performance et le temps
La question de la performance nous place face aux exigences de l’instant
qui se cristallise en éternité, il faut rejoindre ce point où nul autre ne peut
aller, marquant ainsi la différence et la supériorité de celui qui produit
l’exploit. Nous sommes ici devant une forme d’expression de la force, ou de la
puissance physique, qui possède bien des parentés avec cet état de nature dont
parle Hobbes ou Rousseau, moment où nul n’est assuré de sa force car il peut
toujours rencontrer un autre plus fort que lui, tous jouissants d’une liberté
illimitée mais fictive. L’homme de la performance est toujours déjà vaincu
puisqu’il est le point à dépasser par tous ceux qui si préparent. Situation de
précarité du statut où les records d’hier sont déjà muséographiés en même temps
qu’oubliés. Le record fait toujours parti d’une chaîne où il est appelé à jouer
le rôle de maillon. Ainsi en cet état ne se trouve ni sécurité ni sûreté. La
performance n’est pas un moment mais un point, placé sur une droite il désigne
un temps mathématique. Ici il y a un paradoxe, en effet le propre de l’état de
nature c’est son insécurité et l’absence de prévision qui l’accompagne, en cet
état chacun se trouve placé au centre d’une tourmente sur laquelle il ne
possède aucun pouvoir : alors sortir de l’état de nature équivaut à
accéder au temps plein de la prévision. Ne plus subir le hasard mais tenter de
le maîtriser par des opérations intellectuelles et un repérage dans l’espace
qui n’existait pas auparavant. La performance tente pour sa part un contrôle du
temps qui suppose une adéquation totale entre le dépassement d’un point et la
fabrication d’un nouvel ordre, fondé sur une continuité et l’effacement de la
performance précédente qui perd son statut et sa force identificatoire et
symbolique. La performance est dans l’effacement, la science n’est pas, en son
sein, facteur d’une progression qualitative, d’un dispositif positif de
progression, d’un « supplément d’âme ».
La performance vient ainsi modifier la notion de mémoire. La mémoire est une
forme de l’éternité, celle proprement humaine. Elle engage la durée
c’est-à-dire de l’épaisseur de temps, non un temps mathématique et abstrait
mais le temps concret de l’ennui ou du plaisir. Celui du désir donc, s’il est
vrai qu’une heure passée dans le bonheur et une heure de détresse ne se
comparent pas, l’une donnant l’impression d’être un instant l’autre une
éternité.
La performance, pour sa part,
inscrit une mémoire des faits qui n’engage pas la durée, en d’autres
termes un temps seulement mathématique et non plus psychologique. Un temps qui
n’avance que techniquement sans le ressort du psychisme humain. Dans la performance
l’instant devient une totalité significative, le temps est ainsi contracté pour
devenir un événement exemplaire, mais déjà un grand vent de sorcière souffle
sur lui et nous fais connaître sa prochaine défaite. Toutes les institutions
sont en effet tendues vers son dépassement, vers la refondation d’une nouvelle
temporalité. Il s’agit d’un temps non cumulatif, fixé sur l’idée d’un progrès
indéfini de l’homme et de ses actions. Le temps de la performance est peut-être construit sur une conception du
temps qui n’emprunte pas à l’existence, sur le temps idéal et plein de
l’instant qui se cristallise et forme une figure de l’éternel. Il y a là
quelque chose de religieux, quelque chose d’enfantin et de terrible. Nous avons
tous pensés produirent des merveilles, accomplir des miracles, il en est ainsi
du sportif tentant de produire un record. Il y aurait une maladie propre à la
performance, celle de l’infantilisme de la pensée, qui, si elle est requise
chez l’enfant, devient pathologique chez l’adulte, perversité.
La performance : le corps souffrant.
Il y a derrière la performance un étrange éloge de la souffrance, plutôt
du fait qu’aucun plaisir ne peut s’obtenir sans souffrir ; jusqu’à quel
point ? Laurent Fignon dira au journaliste venu l’interviewé sur ce que
représente physiquement la course cycliste
du Paris-Roubaix : « L’entrée de ce vélodrome de Roubaix (…)
symbolise la délivrance, qu’elle que soit la place qu’on occupe. Pendant ces
226 kilomètres, la souffrance et le plaisir sont mêlés. C’est quand le terrain
est dur que j’ai le plus envie de battre les autres. »
Les difficultés sont un adjuvant de la performance, renvoyer toute la
souffrance vers autrui par un acte d’agression sportive. Et puis la
délivrance ! Ce terme indique le fait de sortir des chaînes, aussi
l’accouchement qui en ce lieu signifie en même temps le fait d’advenir au monde
pour l’enfant et la libération des couches pour la femme. Le point d’arrivée
n’est donc que la cessation de la souffrance, pédaler pour enfin cesser de
pédaler et y trouver alors une véritable jouissance. Subir l’épreuve des pavés,
du vent, du froid, pour ne plus subir les pavés, le vent, le froid. « Ne
plus souffrir », mot d’ordre des sportifs qui porterait avec lui l’espoir
de toute une nation, du monde même. Eloge aussi de la sueur, de « la
douleur qui fait tomber les masques »,
attaque multiple contre tout ce qui provient de la civilisation, contre son
vernis – retour à l’authentique qui se confond ici avec une certaine idée de la
nature. Nous connaissons ce thème de la valeur de l’homme qui ne se découvre
que dans l’épreuve, au double sens du terme, Montherlant l’exaltait déjà en
trouvant plus « dans une après midi a jouer au football » que dans
toutes les leçons des maîtres, jouer au football en attendant « une
révolution digne de ce nom ». Le National Socialisme s’annonçait déjà au bout de cet engouement pour le corps
sain, son échec peut donner un goût pour les corps sales, ses odeurs, ses
ratés, ses effluves. Nature non plus huilé des jeunesses hitlériennes,
spectacle d’une mécanique musclée, mais nature brute des corps non policés,
« Rocky Marciano menait, pendant le mois précédant la rencontre, une vie
monacale. Nous autres, hommes quelconques, avons de la peine à concevoir cette suspension
de l’ordre du monde. Il n’écrivait, il ne lisait aucune lettre. Davantage, il
ne serrait la main de quiconque . » Ainsi
ne plus serrer de mains, sortir de la compagnie des hommes, entamer un travail
de désocialisation afin de permettre la haine, produire une
« déshumanisation » de soi si tant est que les actes sociaux sont les
marqueurs les plus probants de notre identité humaine ; ainsi sortir de
l’ordre de la politesse serait la marque « des hommes d’exceptions »
qui loin de la « vulgate » côtoient les sommets de la
performance. Ne plus lire, ne plus écrire, détester tout ce qui à trait à
l’intellect. Se mettre en situation de haine pour frapper sans pitié, le sport
comme alphabet de la violence. Les corps sont dressés les uns contre les autres ;
cet affrontement suppose aussi la moite participation de ceux qui loin de la
souffrance peuvent s’en repaître à l’aise : le spectateur est un voyeur au
mieux, un criminel sinon. Rechercher la souffrance d’autrui, tendre son
attention vers ce qui serait la limite du supportable, ne plus craindre pour
autrui mais vouloir voir les marques de sa rupture physique et psychique, se
repaître donc. Et puis ceux qui dans les stades déchaînent la vindicte et la
haine. Ils inventent un espace d’affrontement capable de les faire ressembler à
ceux qu’ils admirent où détestent. Le stade est une catharsis, théâtre
contemporain de l’incivisme et de cette « guerre des supporters » qui
fait des ravages. Mais rarement guerre se mène sans généraux, le sport est
aussi un business, l’occasion de gagner des sommes fabuleuses.
L’argent nécessaire pour une année à l’aide aux pays touchés par le tsunami
dévastateur de décembre 2004 correspond aux droits versés par Canal Plus pour
la retransmission des matchs de football de l’année.

Le modèle perdue de la performance
En Grèce ancienne pour outrager un ennemi il fallait détruire son corps,
le poursuivre au-delà de la mort, le rendre méconnaissable, l’outragé. Dans
l’univers contemporain le corps défait, déformé par la souffrance, salit,
devient l’objet d’un culte, fascination pour une certaine perte d’identité
comme perte de soi, la performance souvent se réclame de cette Grèce dont elle
est pourtant si loin tant physiquement qu’idéologiquement. Ainsi Hector est
devant Troie tué par Achille puis attaché à un cheval et traîné, jusqu’à être
défiguré, corps en lambeaux, corps désarticulé, corps traqué jusqu’après la
mort. Car le corps porte la clé de l’identification , il est le passe qui
permet par sa reconnaissance d’accéder à l’au-delà : il possède une
qualité théologique. Le sport à défait cette alliance, il ne vise le corps que
comme corps instrumental, la pensée y est traquée puis en est arrachée,
extirpée ; nous nous trouvons devant le symétrique inverse de l’univers
grec : dans un cas le corps est ce qui est le propre, qui est
immédiatement pourvoyeur d’une identité et garant de l’éternité, dans l’autre
cas le corps est l’objet d’un culte qui ne vise pas le corps et sa
reconnaissance mais ses performances, ses réalisations dans le cadre d’une
mesure. La performance est une condamnation du jeu et de la gratuité, elle est
immédiatement marchande. Le devenir marchandise du corps est lié à une action
qui n’a pour objectif que dans déterminer la valeur ou le prix par un système
qui doit rendre compte seulement de ses résultats. La performance est l’ennemie
de l’oisiveté, de la recherche gratuite, de l’attention à l’insignifiant, de
l’inutile. La performance cache le concept d’utilité : être performant
c’est être utilisable. L’utilité suppose la médiation, la fourchette n’est pas
utile en soi mais par sa capacité à me mettre en rapport avec l’aliment sans
que je ne sois obligé de le toucher avec mes doigts. Ainsi la fourchette est un
intermédiaire entre le sujet et l’aliment, elle est le moyen permettant la fin.
Mais la fin est ici en dehors du moyen, la fourchette ne trouve pas
d’accomplissement en elle même, elle ne possède pas une fin propre, elle est à
disposition d’autre chose qu’elle. Elle vise des manières de table, des mœurs,
des usages. L’inutile devient alors l’essentiel, ce qui ne dépend pas d’un
élément extérieur, qui possède ses propres fins ; n’est-ce pas là la
définition de la liberté, de l’autonomie ? Cette liberté trouvant son
accomplissement dans l’œuvre d’art qui
se doit d’accompagner le fait social, la question se pose de savoir comment
l’inutile pourrait résister à cette pression croissante des appareils
institutionnels ?
La performance ne vise que l’efficace, elle ne retient rien du geste ruinant,
« du beau geste » qui n’exprime pas une qualité technique mais une
disposition morale, l’arété. Il faut distinguer alors entre deux mondes,
entre deux univers, pour celui de la performance ce qui compte c’est de gagner
ou de perdre, c’est l’encensement des valeurs marchandes, pour l’homme grec ce
qui importe ce sont des valeurs humaines qui ne dépendent pas d’un but mais de
l’intention de l’action. Mesurer les choses non plus dans un dispositif
d’efficacité mais dans le cadre « d’une conformité de l’action à
soi ». L’athlète n’est pas le héros. Le héros grec est celui qui atteint
une éternité par la force de son désir d’être ce qu’il est, l’athlète est tout
entier dans une séparation d’avec lui-même, ce qu’il vise c’est un point
extérieur à lui, une performance qui suffirait à lui donner un nom non pas pour
se trouver mais pour que les autres le reconnaisse. Le héros au contraire
travaille seulement à se fabriquer, fatalement les autres devront se souvenir
de lui car il s’illustre dans des œuvres qui n’engage pas les autres hommes,
son action le perd et partant le rend éternellement présent à la mémoire des
hommes.
Le héros vient au moment où le monde se perd, moment de vacillement des
certitudes, les Dieux doivent alors rétablir l’équilibre et la séparation des
univers entre eux et les hommes. La mort est le poids que porte tous les hommes,
pour l’avoir oublier le héros disparaîtra aspiré par cette mort qui ne laissera
de lui qu’un nom, une empreinte, un visage. Le sportif est aspiré lui aussi
dans un gouffre, non pas celui de la transcendance mais du rendement, il est
pris dans une spirale qui ne laisse ni gloire ni espoir, corps broyé par le
capitalisme, corps-marchandise commercialisable et exploitable.
Foucault nous disais que « depuis des siècles règne toute une
politique du corps. Le corps humain, en effet, a été, depuis les XVIIe
et XVIIIe siècles, à la fois utilisé, quadrillé, enserré, encorseté comme force
de travail. Cette politique consistait à en extraire le maximum de forces
utilisables pour la production ».
Aujourd’hui
le corps est placé dans un cadre sportif qui s’exprime par le muscle.
Parallèlement à cette emprisonnement du corps au travail il y a modification de
paradigme, passage de
l’os au
muscle. Avant les reliques étaient la figuration du divin, le corps était
tourné vers le divin, à partir du XVIII le corps s’oriente vers une
objectivation de ses fonctions, vers le muscle qui doit désormais s’étoffer,
grandir et grossir. Le
corps-performance est le nouvel ordre autour duquel la société se met en place.
Alors nous pouvons reprendre l’interrogation même de Foucault : va-t-on pouvoir ou non récupérer son propre corps, et aussi le corps des
autres ?
Entrer dans une interrogation sur une possible résistance des corps à la
performance c’est s’engager contre toute « politique tendant à la
récupération des corps ».
La performance remplit le double objectif d’être à la fois un instant,
un point mathématique en même temps qu’une longue chaîne où chaque élément ne
prend sens qu’au regard du système complet. Performance achevée, performance
inachevée, il y a dans la performance quelque chose de l’analyse
psychanalytique, une impossibilité de parvenir au bout s’il est vrai qu’on en
fini pas avec soi, il y a le même inachèvement dans la performance, sans la
découverte intime de soi, sans le dévoilement. La performance naît en même
temps que l’entreprise encyclopédique, sa frayeur est le reste, ce qui n’est
pas encore mesurable, ce qui ne peut être encore et qui déjà est anticipé,
appelé. La performance est la forme institutionnelle du progrès, Cournot en
parlait comme d’ « un but éminent auquel tous les êtres doivent
concourir dans leur existence passagère », la performance prend la place
des idéaux anciens, ne plus sonder les mystères de la foi, ne plus s’interroger
sur le statut de la liberté, sur l’angoisse de la mort, mais participer
activement à la mise en marche de l’humanité vers sa destination sportive
c’est-à-dire ne plus penser mais courir éperdument pour tenter d’oublier que l’existence
possède un autre sens. Nous sommes dans la situation de ces hommes que ont trop
bu au fleuve de l’oubli et qui ne souviennent plus de leur propre existence,
aveugles et sourds à l’essentiel ils seront aspirés par cette mort qui n’est
que le nom donné à l’amnésie des valeurs.
Les analyse de Paul Ardenne sur le lien de l’art aux
institutions politiques et économiques sont incontournables, il développe dans
son œuvre le rapport de l’art contemporain aux appareils idéologiques
d’Etats ; « le champ artistique s’institutionnalise avec pour
conséquence la part croissante de sujétion à quoi l’artiste doit dorénavant
consentir. Au marché, à la tyrannie du goût et de la mode s’ajoute à présent la
puissance de l’institution de l’art », L’art dans son moment politique,
p.15,éd. De La Lettre Volée, 1999. Cependant le statut de « la
performance » dans l’art désigne aussi une autre réalité que celle du
sportif. Il désigne une œuvre appelée à disparaître, un évènement qui prend
sens dans sa fatuité, dans le simple présent de sa présentation. Produire une
performance équivaut alors à faire une installation, une action sans mesure,
débarrassée de tout avant et de tout après : un moment, une épaisseur de
temps qui s’autonomise et acquiert ainsi une existence propre, de la durée et
non de l’instant. Alors l’art échappe à la linéarité de l’exploit sportif – il
produit un temps non productif, un temps non performant : de l’inutile.