dimanche 3 février 2013

Note de Synthèse – l’image – correction



Note de Synthèse – l’image – correction


 
Introduction :

Dans nos sociétés de l’audiovisuel et de l’information la frontière entre le réel et la fiction est  mince, peut-on affirmer qu’existe une modification de la perception du réel à cause des médias ? Le premier document, de Cyril Neyrat est une critique du film Zodiac, le second, de Deleuze, traire du courant réaliste américain au cinéma. Un texte de Bourdieu vient critiquer violement la télévision puis une photographie s’intitulant « l’homme-caméra » montre que la caméra remplace désormais notre visage.                                                                            
Nous verrons dans un premier moment  que l’image et la vie forme un tout inséparable, puis que ce tout est un monde diminué, notre rapport au réel étant altéré par l’image. Enfin nous poserons  que c’est peut-être notre rapport au réel qui vient façonner l’image et non l’inverse.

Dans la photographie du document 5 on constate que la caméra a pris la place de notre  visage, notre œil est celui de la caméra.  C’est cette même vision que vient louer Neyrat lorsqu’il pose qu’existe une indistinction entre le cinéma et la vie. Le document 3 complétant cela en inscrivant que la perception d’un film dépend en large part de notre groupe culturel d’appartenance. Posant ainsi qu’il n’existerait pas une seule réalité mais plusieurs. Il y aurait alors une forme d’actualisation du film dans un espace temps particulier, Deleuze vient définir le réalisme comme ce qui vient joindre milieux et comportements.  Nous pourrions presque parler avec Neyrat d’hyperréalité : l’image vient transformer nos existences ordinaires en  images extraordinaires.  Mais déjà ici se donne un dérèglement : le dépassement du réel suppose une distinction. La caméra fait plus qu’être notre visage elle le dévore pour prendre sa place.
 Car la télévision nous empêche de réfléchir, elle est idéologiquement pensée pour anéantir notre capacité critique – Bourdieu vient ainsi accuser la télévision de diminuer notre réel, de la déposséder de ce qui fait notre définition : la pensée. Le vocabulaire de Neyrat, même s’il l’utilise à d’autres fins renforce l’idée d’une « maladie » introduite par l’image, prolifération, incrustation, dissémination, invention d’une matière, saturation.  Ce réel que fabrique le cinéma est celui des producteurs, des scénaristes…bref un monde fictionnel, le document 3 renforce une vision d’un cinéma  qui produit une nouvelle réalité.  Neyrat parle de « terreur », signifiant ainsi la force dévastatrice de l’image. L’homme caméra nous montre une image mutilée de l’homme. Celui d’un être qui remplace l’indispensable par le futile dit Bourdieu. La naissance de l’image-action vient détruire l’ancien cinéma au profit de l’industrie Américaine du film, Deleuze explique l’essor du cinéma et sa force par sa capacité à confisquer le réel.
Mais il faut comprendre aussi que notre homme-caméra, lourdement chargé, est déjà un homme-passé, la révolution numérique permettant de gagner à la fois en définition et donc en qualité tout en conservant sa froideur et sa netteté (Ceyrat). L’omniprésence de la télévision que déplore Bourdieu est aussi le signe de la présence de cette machine en presque tous les foyers.  Il y a, affirme le document 3, une adaptation du cinéma au monde, de l’image, nait une constante évolution. N’est-ce pas alors un procès technique qu’il faut intenter ? La proposition de Ceyrat de corriger le réel avec le numérique indique ainsi que le cinéma ne fait que s’adapter à des outils techniques complexes qui viennent alors, en retour, informer le réel.  La familiarité que nous entretenons avec le cinéma n’étant plus alors que le résultat d’une coïncidence technique. Il y a une actualité cinématographique qui fait passer du clair obscur expressionniste  au réalisme suédois pour atteindre l’image-action américaine (Deleuze), l’histoire du cinéma ne fait donc que suivre l’histoire tout court.
Conclusion
L’image à le pouvoir de nous transporter par sa puissance du côté du merveilleux, du spectaculaire, de l’ordinaire ou du quotidien. Certains vantent cette puissance d’autres la conteste. En tout état de cause, cinéma et télévision font le monde en même temps qu’ils le racontent.  Aussi devons nous garder une distance critique face à ce qui se présente comme le réel tout en étant à distance de moi.
Conclusion perso :
La télévision et le cinéma ont transformés profondément notre vie, ouvrant des horizons à partir du petit ou du grand écran. Permettant le déplacement par l’image et le sentiment de la proximité, par l’activation de la vue qui est, dans nos sociétés, le sens le plus valorisé et important.  Cinéma et télévision font partie intégrante de nos sociétés, la déploration n’est pas dans ce fait mais plutôt dans l’absence de jugement et de sens critique des usagers. C’est le rapport à l’image qu’il faut éduquer, autrement dit le spectateur.



Question personnelle :
A la question « pensez-vous que l’image au cinéma ou à la télévision altère notre rapport au réel ? », nous poserons que l’image crée par les médias vient profondément imprimer dans nos existences sa marque et donc modifier notre perception du réel. Pourtant, et au-delà de ce constat, nous poserons que le réel est toujours ce qu’il doit être, cette image qui serait productrice d’une nouvelle réalité n’est en fait que la marque de notre présent technologique : il ne faut plus alors parler d’altération mais d’enrichissement.
L’image télévisuelle à pour particularité d’être liée à un support spécifique : la télévision. Elle émet une image qui nous rend captif de l’écran. Il ne s’agit pas encore du procès de ce qui est diffusé mais en aval de la source même de cette émission. Notons que ce phénomène n’existe pas au cinéma car le film est projeté sur un écran. Ainsi l’amalgame produit entre télévision et cinéma engage déjà une réserve. Alors que le cinéma suppose un choix, un déplacement et une sortie d’argent, la télévision est un objet technique présent dans presque tous les foyers et qui engage à ce titre une facilité d’usage et une passivité bien plus grande. Une enquête américaine révèle ainsi que la violence des jeunes peut se trouver corrélée au temps passé devant le petit écran. On apprend par ailleurs qu’un jeune américain de 14 ans a assisté à 13000 crimes devant son récepteur télé. Parler d’une « exposition » télévisuelle souligne le risque : passons alors au contenu – la plupart des films ou dessins animés sont violents, on considère de la même façon qu’un jeune de moins de 14 ans à été exposé plusieurs fois à la vision de scènes de tortures et de sexualité. N’est-ce pas déjà le motif d’une condamnation de l’impact des médias sur la construction de la personnalité ?
Mais la question de la source revient encore, la vie moderne et l’affirmation de l’enfant roi dans nos sociétés riches conduisent des parents dépassés à ne pas réguler l’usage des médias, de même le contrôle parental ne devrait pas se résoudre à une simple estampille au bas des films mais à une invitation, pour les parents, à visionner u n film avant de le montrer aux enfants. De même l’adulte doit faire usage de son entendement et choisir son programme ou son film. Il faut donc réintroduire la notion de liberté et de citoyenneté au cœur du débat sur les médias. Parce que ces médias sont désormais partie prenante de nos existences, ils façonnent autrement notre rapport au réel en supprimant les distances, les informations sont planétaires, les reportages montrent des contrées que peut-être nous ne verrions jamais autrement. C’est donc un élargissement du réel que propose télévision et cinéma mais attention à une dépendance qui tiendrait à la fois à l’objet technique et aux conditions de constitution de l’information.  Il faut nous réapproprier le réel c’est-à-dire devenir « comme maître et possesseur » de l’image qui s’offre sur les écrans, engager un exercice critique de notre entendement.
L’altération par l’écran du réel suppose que le réel existe en dehors des supports techniques qui façonnent pourtant nos vies et notre intimité, il nous faut penser autrement le rapport à la réalité en y incluant les outils de notre temps et de notre monde. Dans la mémoire des hommes il y a une trace technique qui fait que nous parlons de « l’âge de pierre » pour signifier la préhistoire, de même nous sommes dans l’ère de l’image et certainement – loin de la déploration – il nous faut faire avec et construire l’avenir à partir de cette donnée de notre propre humanité.

samedi 2 février 2013

La performance : le nouvel âge sportif


La performance : le nouvel âge sportif.





« Faire une performance » c’est graver un exploit, c’est atteindre un moment qui est le plus haut point de ses capacités : la performance s’inscrit d’abord dans un rapport intime ou à soi. La performance est le niveau maximal que je peux atteindre, c’est le sommet de ce à quoi je peux aspirer.  La performance serait ainsi une première victoire sur soi, contre ce qui limite ma puissance d’agir, activation de ma « volonté de puissance », vérification de mon pouvoir sur le monde. En même temps cette performance est toujours déjà passée, elle est un point assignable et qui se conservera sans moi. En effet cette performance suppose bien un marquage, c’est-à-dire une mesure, un enregistrement de l’événement  et sa comparaison avec d’autres qui face à lui sont inférieurs ou relégués. La performance n’avance jamais seule, sinon toute action serait une performance dans son unité et sa solitude. Au contraire la performance développe une forme de taxinomie de tous les faits afin d’en dégager un  qui mérite l’appellation de performance en ceci qu’il serait le point supérieur de l’action, son moment le plus haut. La performance est aussi dépossession de ce qui vient informer l’action jusqu’au résultat, l’action est donc désormais irréductiblement identifiée à sa fin : si seul le résultat compte cette autonomisation du résultat empêche de penser l’action comme la somme intégrante des moyens, elle n’est retenue que dans son surgissement dernier. Il y a en même temps inversion du mouvement : alors que la performance est le résultat de toutes les actions, parce qu’isolée et prise comme unité de mesure, elle est pensée comme le point d’ancrage de tous les faits ; en ceci elle deviendrait condition d’intelligibilité et de compréhension, en même temps cela s’accompagne d’une dévalorisation de toutes les autres actions, qui sont, en comparaison, misérables, faciles, insignifiantes, faibles.



 C’est bien paradoxalement la place d’autrui qui au centre de l’interrogation sur ce qu’est une performance. La performance suppose une compétition, une mise en concurrence pour obtenir le meilleur résultat ; la confrontation serait donc sous le mode du dépassement d’autrui plus que d’un face à face avec soi. Le terrain est ainsi posé, l’ennemi est autrui, mon action doit être assez exemplaire pour évincer tous les autres du champ de la compétition : faire date c’est inscrire un record dans le temps, sans les autres. Quel temps pour la performance ? Bien sûr la performance à l’âge de ses instruments de mesures[1]. Elle est liée à l’évolution des techniques comme ce qui lui permet d’obtenir précision[2] et fiabilité, parallèlement elle engage une vision de plus en plus technique d’elle même qui ne dépend plus désormais des seules forces de l’individu mais de tout un tissu médical, d’assistance, de matériels sans lesquels la performance est tout simplement impossible. Il y a une intrication de l’homme et de la machine, l’organisme devient un dispositif technique supplémentaire à partir duquel on peut fonder le record. A la question : qui peut produire un record ? nous pouvons répondre le meilleur, en tant qu’être le meilleur n’est plus lié à l’intention de l’action, au contenu de sa volonté, mais seulement au fait d’arriver le premier, d’être devant, non pas un homme mais un chiffre. Les hommes luttent contre des hommes mais aussi  contre la montre. Ce qui se fête à travers la performance ce n’est plus l’exploit isolé d’un homme mais la formidable énergie développée autour de lui par des entreprises, des sponsors, des Etats. Alors la performance n’avance pas seule, nous voyons qu’elle dissimule un monde et une organisation de celui-ci : une idéologie, capable de l’asseoir et de la faire honorer. Alors cette valorisation de la performance dans les sociétés modernes est aussi la mise en avant de la mesure, tout acte doit entrer dans un comparatif permettant tout à la fois de l’identifier et de le rapporter à d’autres. C’est ici un souci d’ordre, d’une classification verticale, celle qui convient à une structure hiérarchique pyramidale. La forme de la performance devient le modèle identificatoire de la société, celui de la réussite sociale pensée du côté non plus d’un « salut » ou encore d’une réalisation de soi ou de la constitution d’une œuvre mais comme la stigmatisation de la faiblesse comme contre productive et contre réalisante : ainsi idéologiquement le glissement peut s’opérer, le riche mérite sa position sociale tout comme le pauvre, s’il est vrai « que celui qui veut peut ». La performance trouve une audience au delà du sport, ce discours est aussi celui de l’entreprise. Il s’agit d’y être performant, c’est à dire de donner le meilleur de soi même. La performance implique alors le savoir, la qualification, la disponibilité, l’ambition, l’obéissance aux règles internes, la docilité sinon la servilité. La performance affichée comme étendard par les entreprises et bientôt la société toute entière, volonté de pouvoir, pouvoir de la volonté.

La performance naît sous le sceau de la volonté, elle implique la liberté du vouloir, la tension d’un désir vers un but et la mise à disposition des moyens pour l’atteindre. La performance suppose donc une causalité, un enchaînement nécessaire pour être dans la disposition physique adéquate, un entraînement, une préparation physique et psychique, et puis une réalisation lors de la rencontre sportive. Le « vouloir » est a l’origine de la performance. Elle constitue à ce titre un puissant marqueur idéologique : faire que les gens assistent, soutiennent, veuillent la performance c’est permettre son irruption dans la société civile. Ce qui se dessine alors à travers le choix de la mesure-performance c’est une forme de brouillage méritocratique, ce soupçon qui pèse sur la conscience même de l’opprimé qu’il serait à l’origine de sa condition misérable.  Ce mystère de « la servitude volontaire »[3], où l’on voit le pauvre vénérer cette puissance qui l’asservi comme si elle était son salut. 



Opposition performance et perfectibilité

La perfectibilité contient l’idée d’un développement personnel, le fait que nous soyons en devenir, que nous soyons toujours dans une situation de développement de soi, la perfectibilité permet de se penser à l’horizon de soi, notre identité est en devenir. Nous n’en avons pas finit de commencer à être : pour cela il faut d’abord voir le champ de la nécessité s’éloigner pour voir apparaître le terrain de la réalisation et de la création continuée. C’est la figure de Rousseau qui, dans Le discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, donne chair à ce concept, il est ce  mouvement qui conduit l’homme vers la réalisation de ses possibles. Cet horizon étant pour lui tout d’abord biologique, c’est ce qui nous distinguera de l’animalité, et puis politique, les institutions devront tenter de s’accorder à cette nature et lui donner un cadre artificiel permettant son expression tant collective qu’individuelle. Victor Goldschmidt[4] en dira qu’elle est « la condition préalable et formelle qui rend possible toutes les facultés », la perfectibilité est en l’homme le signe de l’illimité : alors que la performance confisque les dispositions de l’homme au profit d’un geste unique qu’il s’agit de reproduire parfaitement, accomplissement d’une fonction, la perfectibilité engage une disposition universelle à l’infini. Mais il y a aussi un rapprochement possible dans cette « ambition de l’homme moderne »[5] comme ouverture à l’infini. En effet la « perfectibilité » est un concept des temps modernes, son assise est le XVIIIe et l’énergie vapeur, la naissance de l’industrie, les manufactures, la rentabilité.



Ce serait un concept des temps industrieux ancré pourtant dans le corps même de l’homme, dans cet « état de nature » où déjà un partage se fait entre l’homme et la bête. La performance prend appuie sur un concept qui chez Rousseau engage une rupture d’avec une nature seulement physique puisque l’homme naturel dispose déjà d’une faculté virtuelle de devenir. C’est pour couper  d’avec la nature que Rousseau introduit ce concept et non pas pour la fonder. Ici nous retrouvons Darwin[6], la société est le moment d’arrêt de l’inégalité naturelle, arrêt de cette « performance » naturelle pour la sélection des espèces. Alors que chez l’animal c’est l’espèce qui prime sur l’individu, chez l’homme c’est l’individu qui prime sur l’espèce[7]. Les moyens acquis par l’homme dans son déploiement technique lui assure désormais une richesse, une abondance suffisante pour pouvoir distribuer à ceux qui sont naturellement placés en situation défavorable mais qui artificiellement peuvent contribuer sinon fabriquer l’essor civilisationnel. Tout devient donc une question de redistribution, de répartition, d’abandon donc, par ceux qui détiennent par spoliation les richesses, d’une place usurpée de tout temps. C’est le travailleur qui tisse la soie, qui bâtit les palais, qui extrait l’or[8], et celui-là n’aurait d’autre droit qu’à la seule reproduction de sa force de travail devant des spectacles produits pour le décérébrer[9]. et l’adapter un peu plus à un monde qui l’opprime et l’exploite ?

Opposition performatif/performance

L’opposition performatif / performance permet de saisir une différence d’orientation : produire une action performative, selon un déplacement de la linguistique d’Austin[10] vers une théorie généralisée de l’action, c’est modifier le réel, le « perforer », établir en son sein une trouée qui soit la manifestation d’une liberté. Nous ne sommes pas ici dans une mesure mais bien plutôt face à une contre-mesure, il y a rupture là où la performance ne peut penser que la continuité. Il y a avec l’action performative une forme de percée dans le réel qui n’est plus un mais multiple, à faire. C’est le statut du réel qui est menacé, le réel n’est pas un étant, un déjà-là dans lequel mon action ne peut plus que trouver place pour mieux l’affirmer et le réaliser, il devient une forme mouvante, plastique : le réel est à réaliser, en attente de l’action, le réel est à faire. Ce que la performance supprime c’est la surprise, elle n’est qu’un faux marivaudage entre la pensée et le réel. Aucun surgissement ici, aucune nouveauté, ce que souhaite la performance c’est la cristallisation, la fixation, plus loin l’endormissement des masses qui suivent devant l’écran de télévision les exploits des sportifs, qui vivent l’exploit des vedettes, qui regardent l’exploit des politiciens. Car la performance est protéiforme, elle emprunte tous les canaux permettant d’asseoir son emprise sur nos vies. Si la performance est contre-performative c’est parce qu’elle est éminemment conservatrice, est-elle l’instrument d’une idéologie qui la dépasse et qui ne fait que se servir d’elle ? Ou est-elle à l’origine même du système d’exploitation qu’elle promeut non plus simplement comme moyen mais comme cause ?  Autrement dit il faut faire coïncider l’apparition de la société libérale et l’apparition de la mesure de la performance.

Opposition performance/rivalité

La performance est alors le contraire de la rivalité, les rivaux sont ceux qui s’opposent sur le terrain de la justice, il s’agit d’être au mieux de soi afin que les autres décident que telle charge doit m’être confiée car je suis le meilleur, pas au sens de la performance mais au contraire dans une société des rivaux qui est celle des égaux. C’est l’égalité qui est à la cause de la rivalité, c’est parce que nous sommes identiques, jouissant des même droits et ayant les mêmes devoirs, qu’une rivalité est possible et même nécessaire. Ce modèle est celui de la Grèce ancienne. La rivalité est ici positive car elle n’écarte aucun citoyen, chacun est digne de cette rivalité. La rivalité constitue un jeu a somme positive, elle est en ce sens l’opposé de la guerre qui ne connaît de vainqueur que dans la défaite de l’ennemi : la guerre est un jeu a somme négative. La rivalité engage au contraire une forme d’ascension démocratique, moment où autrui désire la victoire d’autrui et non la sienne propre, et ce afin que vive l’idée de démocratie. Le plus compétent doit être l’émanation ou le désir de toute la société, et même parfois contre sa volonté selon cette idée que si le pouvoir doit être donné il faut le donner à celui qui n’en veut pas. Mais pour que cette rivalité entre quelques citoyens soit possible il a fallu d’abord créer un système où une majorité d’autres seront, selon le mot de Rousseau, infiniment esclaves. Alors en effet la question de la rivalité ne fait que repousser un peu plus loin celle de l’aristocratie, de l’injustice, de la violence, de la performance.



En même temps cet appel du plus grand nombre à l’exploit fait penser à un appel ontologique, à l’Homme, celui à qui rien n’est impossible et qui dépasse sans cesse ses propres limites. L’Homme est donc celui des records, des exploits, celui qui gagne et si possible définitivement. Loin donc de renvoyer à la seule  « belle individualité »[11]  elle engage une certaine vision de l’humanité au plus loin de celle de Vercors[12]. Celui-ci raconte que sa vision de l’homme a été profondément modifiée par une projection cinématographique qui montrait la terre de très loin puis le plan se rapproche et on devine la campagne, la caméra remonte un peu pour laisser apercevoir le ciel et une forme qui si meut, la caméra se rapproche et on voit que cette forme est un avion en détresse, on voit les flammes déjà qui le gagne, enfin la caméra se rapproche de l’appareil et à travers le cockpit on voit un homme au commande de l’appareil. Là Vercors dit saisir que l’humanité n’est pas une abstraction mais embarqué avec cet homme dans le cockpit de son appareil en flamme. Ainsi toutes les autres choses vues disparaissent devant cet homme qui devient le tout de l’univers. Ici nous sommes au plus loin de la performance, nous épousons la détresse d’un homme qui loin d’être en train de gagner est en train de tout perdre, et l’espoir et la vie. Nous sommes proche de lui pour signifier que sa peur est celle de tous les hommes, pour l’accompagner dans l’ombre et les ténèbres qui l’aspirent. Est-ce là seulement une éthique de la souffrance ? Une forme de la pitié ou de la commisération ? La critique est possible mais pour se faire elle devra supprimer ce qui constitue la force même de Vercors, c’est l’individu qui doit être le centre de toute politique, non pas seulement l’individu gagnant mais aussi l’individu perdant, qui vient résumer tout l’effort de l’humanité, qui la contracte en son sein. Si pour sauver l’humanité toute entière il faut consentir à voir un enfant souffrir et mourir alors la réponse est que l’humanité est toute entière en cet enfant, s’il meure l’humanité mourra avec lui, il ne reste plus rien à sauver. Il suffit donc d’une larme d’enfant pour ruiner l’humanité, c’est ainsi chaque jour que nous assistons impuissant à son agonie. A travers cette figure « résistante » de l’humanité nous pouvons saisir le corps même de la démocratie, vouloir le bien de chacun de façon à ce que tous nous puissions engager la réalisation de notre être au cœur d’une communauté des hommes. Mais il faut veiller aussi à ce que ce développement de soi ne se donne pas en dehors du développement de tous les autres hommes. En plagiant la dernière phrase des Mots de Sartre nous pouvons  écrire que « si je range l’impossible performance au rayon des accessoires, que reste t’il ? Tout un homme, fait de tous les hommes, qui les vaut tous et que vaut n’importe qui ». Faire taire la performance pour voir naître l’égalité des hommes, en finir avec cette aspiration macabre au spectacle de l’humiliation des hommes, en finir avec cette image guerrière des héros qui transpirent sous tous ces maillots mouillés. En finir avec ce meilleur qui éclipse le monde et se faisant nous fait croire que nous sommes moins que lui.

La performance nous dirige vers un collectif non démocratique. Vers un monde sans égalité. Là est peut-être le pommeau de la discorde : la performance clame la liberté, le politique réclame la liberté et l’égalité. La liberté est toute d’entreprendre, elle suppose volonté et engagement, elle est conquérante. Elle est nécessaire au politique mais dans un monde bien fait elle ne serait que sa conclusion : une société démocratique suppose que tous ses membres soient déjà égaux afin qu’il y ait une assurance sur la pertinence de chacun à s’exprimer. Et parce que chacun est l’égal de l’autre,  tous aspirent alors à une forme de liberté. En un sens le système de la Grèce ancienne, sans l’esclavage et l’exclusion des femmes.



La performance et la santé

« Toujours plus haut, toujours plus fort », ne jamais penser une performance en dehors de cette formidable poussée en hauteur, vers un sommet qui se dérobe chaque fois qu’un athlète l’atteint. Il y a là quelque chose de l’oignon[13], celui-ci peut-être épluché sans que jamais on ne trouve son centre, derrière une peau, une autre peau. La performance se dérobe sans cesse en s’affirmant : un autre système est représenté par l’oignon : c’est le système du IIIe Reich, là l’élimination s’engage comme un processus sans fin et qui n’a pas d’autre but que l’élimination elle-même. Un système clos dans les deux cas : le système totalitaire nazi se maintient par l’élimination, la performance se maintient par le dépassement. Le IIIe Reich considère la jonction nécessaire de la santé et de la performance[14], c’est en effet la santé du corps du Volk qui prime sur toute autre considération. Le corps allemand, la race, doit faire l’objet de toutes performances pour être maintenu en bonne santé. C’est le sport qui va d’abord devoir jouer le rôle de mesure de la santé attester par la performance. C’est dans cet univers où « devaient survivre et prospérer les corps les plus nobles en général et du Volk en particulier, grâce à la pureté raciale, à un mode de vie sain, à l’agression[15] ». Le projet de fondation d’une race comporte  un « message clair : n’ont de valeur que ceux qui sont performants au sport ou, à tout le moins, qui sont en bonne santé physique »[16], la réduction de l’homme à son corps permet de mettre en place l’eugénisme. Le corps des SS devait engager une formation sportive complet qui avait pour but tout à la fois de produire un corps parfait mais encore en négatif de pouvoir éliminer les corps souffrants, les incapables, les lâches. Glissement du sport vers les valeurs du sang, vers ce sol nourrit de sang ou le sport devient l’outil de la sélection naturelle. « Alors que les officiers SS reflètent en principe la santé et la performance, les peuples « inférieurs » sont complètement exclus de l’une comme de l’autre et, par conséquent, de la sphère morale de la valeur[17] ». L’identification au mal, à la maladie pour les peuples en défaut de performances, d’autre part un corps plein de santé, celui du peuple germanique constituant l’antithèse des « Juifs (qui) représentent l’anti-performance absolue[18] ». Il y a derrière cette idéologie de la performance une double instrumentalisation note André Mineau, premièrement une instrumentalisation du corps des non-Aryens, ceux là sont des marchandises, des machines, des « stucks ». Deuxièmement  une instrumentalisation de l’Aryen « dont le corps n’est plus qu’un vecteur utile du sang du Volk »[19]. La performance sportive est partie prenante du système nazi, elle en est le soubassement, la mesure, permettant de vérifier que chacun est à son sang, la performance assurant aussi de pouvoir juger si un Aryen n’est pas en train de basculer dans le non-Aryen. L’utilisation du sport et en son sein de la performance permet de fonder le Volk comme un absolu.

La performance et le temps

La question de la performance nous place face aux exigences de l’instant qui se cristallise en éternité, il faut rejoindre ce point où nul autre ne peut aller, marquant ainsi la différence et la supériorité de celui qui produit l’exploit. Nous sommes ici devant une forme d’expression de la force, ou de la puissance physique, qui possède bien des parentés avec cet état de nature dont parle Hobbes ou Rousseau, moment où nul n’est assuré de sa force car il peut toujours rencontrer un autre plus fort que lui, tous jouissants d’une liberté illimitée mais fictive. L’homme de la performance est toujours déjà vaincu puisqu’il est le point à dépasser par tous ceux qui si préparent. Situation de précarité du statut où les records d’hier sont déjà muséographiés en même temps qu’oubliés. Le record fait toujours parti d’une chaîne où il est appelé à jouer le rôle de maillon. Ainsi en cet état ne se trouve ni sécurité ni sûreté. La performance n’est pas un moment mais un point, placé sur une droite il désigne un temps mathématique. Ici il y a un paradoxe, en effet le propre de l’état de nature c’est son insécurité et l’absence de prévision qui l’accompagne, en cet état chacun se trouve placé au centre d’une tourmente sur laquelle il ne possède aucun pouvoir : alors sortir de l’état de nature équivaut à accéder au temps plein de la prévision. Ne plus subir le hasard mais tenter de le maîtriser par des opérations intellectuelles et un repérage dans l’espace qui n’existait pas auparavant. La performance tente pour sa part un contrôle du temps qui suppose une adéquation totale entre le dépassement d’un point et la fabrication d’un nouvel ordre, fondé sur une continuité et l’effacement de la performance précédente qui perd son statut et sa force identificatoire et symbolique. La performance est dans l’effacement, la science n’est pas, en son sein, facteur d’une progression qualitative, d’un dispositif positif de progression, d’un « supplément d’âme[20] ». La performance vient ainsi modifier la notion de mémoire. La mémoire est une forme de l’éternité, celle proprement humaine. Elle engage la durée c’est-à-dire de l’épaisseur de temps, non un temps mathématique et abstrait mais le temps concret de l’ennui ou du plaisir. Celui du désir donc, s’il est vrai qu’une heure passée dans le bonheur et une heure de détresse ne se comparent pas, l’une donnant l’impression d’être un instant l’autre une éternité.

La performance, pour sa part,  inscrit une mémoire des faits qui n’engage pas la durée, en d’autres termes un temps seulement mathématique et non plus psychologique. Un temps qui n’avance que techniquement sans le ressort du psychisme humain. Dans la performance l’instant devient une totalité significative, le temps est ainsi contracté pour devenir un événement exemplaire, mais déjà un grand vent de sorcière souffle sur lui et nous fais connaître sa prochaine défaite. Toutes les institutions sont en effet tendues vers son dépassement, vers la refondation d’une nouvelle temporalité. Il s’agit d’un temps non cumulatif, fixé sur l’idée d’un progrès indéfini de l’homme et de ses actions. Le temps de la performance est  peut-être construit sur une conception du temps qui n’emprunte pas à l’existence, sur le temps idéal et plein de l’instant qui se cristallise et forme une figure de l’éternel. Il y a là quelque chose de religieux, quelque chose d’enfantin et de terrible. Nous avons tous pensés produirent des merveilles, accomplir des miracles, il en est ainsi du sportif tentant de produire un record. Il y aurait une maladie propre à la performance, celle de l’infantilisme de la pensée, qui, si elle est requise chez l’enfant, devient pathologique chez l’adulte, perversité.

La performance : le corps souffrant.

Il y a derrière la performance un étrange éloge de la souffrance, plutôt du fait qu’aucun plaisir ne peut s’obtenir sans souffrir ; jusqu’à quel point ? Laurent Fignon dira au journaliste venu l’interviewé sur ce que représente physiquement  la course cycliste du Paris-Roubaix : « L’entrée de ce vélodrome de Roubaix (…) symbolise la délivrance, qu’elle que soit la place qu’on occupe. Pendant ces 226 kilomètres, la souffrance et le plaisir sont mêlés. C’est quand le terrain est dur que j’ai le plus envie de battre les autres.[21] » Les difficultés sont un adjuvant de la performance, renvoyer toute la souffrance vers autrui par un acte d’agression sportive. Et puis la délivrance ! Ce terme indique le fait de sortir des chaînes, aussi l’accouchement qui en ce lieu signifie en même temps le fait d’advenir au monde pour l’enfant et la libération des couches pour la femme. Le point d’arrivée n’est donc que la cessation de la souffrance, pédaler pour enfin cesser de pédaler et y trouver alors une véritable jouissance. Subir l’épreuve des pavés, du vent, du froid, pour ne plus subir les pavés, le vent, le froid. « Ne plus souffrir », mot d’ordre des sportifs qui porterait avec lui l’espoir de toute une nation, du monde même. Eloge aussi de la sueur, de « la douleur qui fait tomber les masques »[22], attaque multiple contre tout ce qui provient de la civilisation, contre son vernis – retour à l’authentique qui se confond ici avec une certaine idée de la nature. Nous connaissons ce thème de la valeur de l’homme qui ne se découvre que dans l’épreuve, au double sens du terme, Montherlant l’exaltait déjà en trouvant plus « dans une après midi a jouer au football » que dans toutes les leçons des maîtres, jouer au football en attendant « une révolution digne de ce nom ». Le National Socialisme s’annonçait  déjà au bout de cet engouement pour le corps sain, son échec peut donner un goût pour les corps sales, ses odeurs, ses ratés, ses effluves. Nature non plus huilé des jeunesses hitlériennes, spectacle d’une mécanique musclée, mais nature brute des corps non policés, « Rocky Marciano menait, pendant le mois précédant la rencontre, une vie monacale. Nous autres, hommes quelconques, avons de la peine à concevoir cette suspension de l’ordre du monde. Il n’écrivait, il ne lisait aucune lettre. Davantage, il ne serrait la main de quiconque . »[23] Ainsi ne plus serrer de mains, sortir de la compagnie des hommes, entamer un travail de désocialisation afin de permettre la haine, produire une « déshumanisation » de soi si tant est que les actes sociaux sont les marqueurs les plus probants de notre identité humaine ; ainsi sortir de l’ordre de la politesse serait la marque « des hommes d’exceptions » qui loin de  la « vulgate » côtoient les sommets de la performance. Ne plus lire, ne plus écrire, détester tout ce qui à trait à l’intellect. Se mettre en situation de haine pour frapper sans pitié, le sport comme alphabet de la violence. Les corps sont dressés les uns contre les autres ; cet affrontement suppose aussi la moite participation de ceux qui loin de la souffrance peuvent s’en repaître à l’aise : le spectateur est un voyeur au mieux, un criminel sinon. Rechercher la souffrance d’autrui, tendre son attention vers ce qui serait la limite du supportable, ne plus craindre pour autrui mais vouloir voir les marques de sa rupture physique et psychique, se repaître donc. Et puis ceux qui dans les stades déchaînent la vindicte et la haine. Ils inventent un espace d’affrontement capable de les faire ressembler à ceux qu’ils admirent où détestent. Le stade est une catharsis, théâtre contemporain de l’incivisme et de cette « guerre des supporters » qui fait des ravages. Mais rarement guerre se mène sans généraux, le sport est aussi un business, l’occasion de gagner des sommes fabuleuses[24]. L’argent nécessaire pour une année à l’aide aux pays touchés par le tsunami dévastateur de décembre 2004 correspond aux droits versés par Canal Plus pour la retransmission des matchs de football de l’année.



Le modèle perdue de la performance

En Grèce ancienne pour outrager un ennemi il fallait détruire son corps, le poursuivre au-delà de la mort, le rendre méconnaissable, l’outragé. Dans l’univers contemporain le corps défait, déformé par la souffrance, salit, devient l’objet d’un culte, fascination pour une certaine perte d’identité comme perte de soi, la performance souvent se réclame de cette Grèce dont elle est pourtant si loin tant physiquement qu’idéologiquement. Ainsi Hector est devant Troie tué par Achille puis attaché à un cheval et traîné, jusqu’à être défiguré, corps en lambeaux, corps désarticulé, corps traqué jusqu’après la mort. Car le corps porte la clé de l’identification , il est le passe qui permet par sa reconnaissance d’accéder à l’au-delà : il possède une qualité théologique. Le sport à défait cette alliance, il ne vise le corps que comme corps instrumental, la pensée y est traquée puis en est arrachée, extirpée ; nous nous trouvons devant le symétrique inverse de l’univers grec : dans un cas le corps est ce qui est le propre, qui est immédiatement pourvoyeur d’une identité et garant de l’éternité, dans l’autre cas le corps est l’objet d’un culte qui ne vise pas le corps et sa reconnaissance mais ses performances, ses réalisations dans le cadre d’une mesure. La performance est une condamnation du jeu et de la gratuité, elle est immédiatement marchande. Le devenir marchandise du corps est lié à une action qui n’a pour objectif que dans déterminer la valeur ou le prix par un système qui doit rendre compte seulement de ses résultats. La performance est l’ennemie de l’oisiveté, de la recherche gratuite, de l’attention à l’insignifiant, de l’inutile. La performance cache le concept d’utilité : être performant c’est être utilisable. L’utilité suppose la médiation, la fourchette n’est pas utile en soi mais par sa capacité à me mettre en rapport avec l’aliment sans que je ne sois obligé de le toucher avec mes doigts. Ainsi la fourchette est un intermédiaire entre le sujet et l’aliment, elle est le moyen permettant la fin. Mais la fin est ici en dehors du moyen, la fourchette ne trouve pas d’accomplissement en elle même, elle ne possède pas une fin propre, elle est à disposition d’autre chose qu’elle. Elle vise des manières de table, des mœurs, des usages. L’inutile devient alors l’essentiel, ce qui ne dépend pas d’un élément extérieur, qui possède ses propres fins ; n’est-ce pas là la définition de la liberté, de l’autonomie ? Cette liberté trouvant son accomplissement dans  l’œuvre d’art qui se doit d’accompagner le fait social, la question se pose de savoir comment l’inutile pourrait résister à cette pression croissante des appareils institutionnels[25] ? La performance ne vise que l’efficace, elle ne retient rien du geste ruinant, « du beau geste » qui n’exprime pas une qualité technique mais une disposition morale, l’arété. Il faut distinguer alors entre deux mondes, entre deux univers, pour celui de la performance ce qui compte c’est de gagner ou de perdre, c’est l’encensement des valeurs marchandes, pour l’homme grec ce qui importe ce sont des valeurs humaines qui ne dépendent pas d’un but mais de l’intention de l’action. Mesurer les choses non plus dans un dispositif d’efficacité mais dans le cadre « d’une conformité de l’action à soi ». L’athlète n’est pas le héros. Le héros grec est celui qui atteint une éternité par la force de son désir d’être ce qu’il est, l’athlète est tout entier dans une séparation d’avec lui-même, ce qu’il vise c’est un point extérieur à lui, une performance qui suffirait à lui donner un nom non pas pour se trouver mais pour que les autres le reconnaisse. Le héros au contraire travaille seulement à se fabriquer, fatalement les autres devront se souvenir de lui car il s’illustre dans des œuvres qui n’engage pas les autres hommes, son action le perd et partant le rend éternellement présent à la mémoire des hommes.

Le héros vient au moment où le monde se perd, moment de vacillement des certitudes, les Dieux doivent alors rétablir l’équilibre et la séparation des univers entre eux et les hommes. La mort est le poids que porte tous les hommes, pour l’avoir oublier le héros disparaîtra aspiré par cette mort qui ne laissera de lui qu’un nom, une empreinte, un visage. Le sportif est aspiré lui aussi dans un gouffre, non pas celui de la transcendance mais du rendement, il est pris dans une spirale qui ne laisse ni gloire ni espoir, corps broyé par le capitalisme, corps-marchandise commercialisable et exploitable.
Foucault nous disais que « depuis des siècles règne toute une politique du corps. Le corps humain, en effet, a été, depuis les XVIIe et XVIIIe siècles, à la fois utilisé, quadrillé, enserré, encorseté comme force de travail. Cette politique consistait à en extraire le maximum de forces utilisables pour la production ».
Aujourd’hui le corps est placé dans un cadre sportif qui s’exprime par le muscle. Parallèlement à cette emprisonnement du corps au travail il y a modification de paradigme, passage de l’os[26] au muscle. Avant les reliques étaient la figuration du divin, le corps était tourné vers le divin, à partir du XVIII le corps s’oriente vers une objectivation de ses fonctions, vers le muscle qui doit désormais s’étoffer, grandir et grossir[27]. Le corps-performance est le nouvel ordre autour duquel la société se met en place. Alors nous pouvons reprendre l’interrogation même de Foucault : va-t-on pouvoir ou non récupérer son propre corps, et aussi le corps des autres[28] ? Entrer dans une interrogation sur une possible résistance des corps à la performance c’est s’engager contre toute « politique tendant à la récupération des corps »[29].

La performance remplit le double objectif d’être à la fois un instant, un point mathématique en même temps qu’une longue chaîne où chaque élément ne prend sens qu’au regard du système complet. Performance achevée, performance inachevée, il y a dans la performance quelque chose de l’analyse psychanalytique, une impossibilité de parvenir au bout s’il est vrai qu’on en fini pas avec soi, il y a le même inachèvement dans la performance, sans la découverte intime de soi, sans le dévoilement. La performance naît en même temps que l’entreprise encyclopédique, sa frayeur est le reste, ce qui n’est pas encore mesurable, ce qui ne peut être encore et qui déjà est anticipé, appelé. La performance est la forme institutionnelle du progrès, Cournot en parlait comme d’ « un  but éminent auquel tous les êtres doivent concourir dans leur existence passagère », la performance prend la place des idéaux anciens, ne plus sonder les mystères de la foi, ne plus s’interroger sur le statut de la liberté, sur l’angoisse de la mort, mais participer activement à la mise en marche de l’humanité vers sa destination sportive c’est-à-dire ne plus penser mais courir éperdument pour tenter d’oublier que l’existence possède un autre sens. Nous sommes dans la situation de ces hommes que ont trop bu au fleuve de l’oubli et qui ne souviennent plus de leur propre existence, aveugles et sourds à l’essentiel ils seront aspirés par cette mort qui n’est que le nom donné à l’amnésie des valeurs.


[1] Bachelard dans Le nouvel esprit scientifique pose une nécessaire complémentarité entre la science et la technique, qu’il nomme phénoménotechnique, nous reprenons ici succinctement son analyse pour l’appliquer à la performance : cette dernière dépend totalement des instruments de mesure permettant de déterminer au 1/1000 près le record. Nous retrouvons encore ici Jean-Marie Brohm qui pose dans  Les meutes sportives (p.322 et suiv.) cette concordance entre le sport et la science, ici la géométrie  « la géométrisation, l’abstraction de la nature concrète, réelle, sensible, trouvent dans le sport leur achèvement », poursuivant « le sport est une conception spatiale réifiée de l’univers ». Il y a quelque chose  de la déshumanisation, du devenir-machine de l’homme lorsqu’il en vient à se résumer à un chiffre.
[2] Voir l’article de Jacques Guillerme dans la revue Autrement, Le corps surnaturé, intitulé « Le grand spectacle de la mesure », dans lequel il tente de montrer que les progrès techniques de la mesure de la performance produisent comme effet, premièrement une multiplication des records liée à « une échelle de variation de plus en plus resserrée, deuxièmement  à une augmentation des « erreurs » d’interprétations humaines dans l’arbitrage, ou encore dans le relais du signal du départ lors d’une course, «on retiendra que l’on admet communément qu’une erreur de l’ordre du centième de seconde s’introduit, irréductible, dans le procès d’émission et de réception du signal de départ » (p.174).
[3] La Boétie, Le mystère de la servitude volontaire
[4] Victor Goldschmidt, Anthropologie et politique, les principes du système de Rousseau, p. 288, éd. Vrin, Paris, 1983.
[5] Victor Goldschmidt, ibid. cit. p.290.
[6] Darwin pensait que la société devait créer par l’intervention du droit et des techniques les conditions de l’arrêt de la sélection naturelle. La société doit promouvoir l’égalité des citoyens et déplacer la force de la nature vers l’intelligence de l’artifice.
[7] Kierkegaard, Point de vue, p.101
[8] Marx, Travail salarié et Capital, dans ce texte il y a dénonciation de cette future « société des loisirs » qui s’annonce et qui deviendra bientôt la « société des sports ». Marx pensait que le travailleur en désinvestissant son travail est conduit à désinvestir sa propre existence au profit du temps arraché au travail. Ce temps est celui de « l’auberge, de la table, du lit » ramenant alors vers une dimension animale, vers des besoins plutôt que des désirs. Telle est l’œuvre de l’idéologie, de cette « caméra obscura » qui fait voir les choses à l’envers, image inversé d’un monde désormais livré aux vendeurs de concepts, aux fabricants de paradis, aux publicitaires du sport.
[9] « Les spectacles sportifs déversent dans les entonnoirs industriels que sont les stades les foules aliénés », Jean-Marie Brohm, Les Meutes sportives, p. 322.
[10] Austin, Quand dire c’est faire
[11] La « belle individualité » est en Grèce ancienne la marque du héros, celui qui est tout entièrement tourné vers l’accomplissement d’un exploit qui lui gardera son nom pour l’éternité. C’est aussi le choix de la prompte mort, de la mort rouge, celle qui intervient sur le champ de bataille à la fleur de l’âge. Assurer son éternité c’est accepter et vouloir mourir. L’athlète ne fait pas ce choix, ce qui le détruit est extérieur et non intérieur. Il est conduit à utiliser des produits qui vont entraîner sa perte, tout comme l’entraînement qu’il subit n’est pas penser par lui mais imposer par ses entraîneurs en vue d’obtenir des résultats qui ne laisseront pas le souvenir d’un nom mais d’un chiffre. C’est la  performance elle-même qui acquiert un statut, non l’homme ou la femme.
[12] Vercors, Le silence de la mer,
[13] Anna Arendt dans Le système totalitaire développe cette image, les SA sont éliminés par les  SS, il y a dans le système nazi une épuration continue qui ne peut subir ni arrêt ne limitation, à la fin la guerre les polonais porte un signe distinctif, prélude à l’élimination des « sous-hommes de l’Est ».
[14] voir les articles de André Mineau et Thomas DeKoninck, « Le Nazisme et l’idéologie de la santé : les avatars modernes de la dignité humaine », in Revue d’histoire de la Shoah. Le Monde juif, octobre 1998 ainsi que « L’idéologie de la santé et de la performance : le cas Himmler » écrit par André Mineau dans la Revue d’histoire de la Shoah, le monde juif, janvier-avril 1999.
[15] Cit. in « L’idéologie de la santé et de performance », p.150.
[16] op. cit. p.155.
[17] op.cit. p.158.
[18] op.cit. p.158-159.
[19] op.cit. p.161-162.
[20] Bergson
[21] Journal Libération du 15 avril 1991, interview de Laurent Fignon par P. Le Roux cité in « Un autre regard : à défaut de cet absolu qui se dérobe à l’homme » écrit par Pierre Sansot dans le n° WWW de la revue Autrement, p.181, et à un tout autre usage puisque l’auteur de cet article tente de refonder nostalgiquement « les hauts faits (passés) qui empliront le lecteur d’étonnement, d’admiration, qui lui donneront à réfléchir, peut-être à rêver », p.180. Tout un programme donc, jusqu’à l’affirmation qu’il y a identité entre cette course cycliste et les lieux qu’elle traverse et une guerre : « Quérémaing, Valenciennes, Wallers, Arenberg, ce sont là, pour les initiés des noms effroyables et dont le coureur garde en mémoire le souvenir pour la vie, tout comme le rescapé d’une guerre terrible se souvient des moments les plus terrifiants. » (p.181) Belle invitation à la pensée et au rêve.
[22] Le corps surnaturé, Revue Autrement, article écrit par Pierre Sansot, « un autre regard », p.183. Sansot écrit « comme si la sueur était seule susceptible d’advenir de l’intérieur de notre être et d’en exprimer une petite part de vérité ».
[23] Pierre Sansot, ibid cit., p.182.
[24] pour l’analyse de cette collusion entre le sport et la finance, plus loin entre le sport et la maffia voir l’article de Patrick Vassort dans Les Arréductibles, aussi le chapitre « le sport une entreprise thanathique » dans La machinerie sportive, essais d’analyse institutionnelle  écrit par Jean-Marie Brohm, éd. Economica, 2002.
[25] Les analyse de Paul Ardenne sur le lien de l’art aux institutions politiques et économiques sont incontournables, il développe dans son œuvre le rapport de l’art contemporain aux appareils idéologiques d’Etats ; « le champ artistique s’institutionnalise avec pour conséquence la part croissante de sujétion à quoi l’artiste doit dorénavant consentir. Au marché, à la tyrannie du goût et de la mode s’ajoute à présent la puissance de l’institution de l’art », L’art dans son moment politique, p.15,éd. De La Lettre Volée, 1999. Cependant le statut de « la performance » dans l’art désigne aussi une autre réalité que celle du sportif. Il désigne une œuvre appelée à disparaître, un évènement qui prend sens dans sa fatuité, dans le simple présent de sa présentation. Produire une performance équivaut alors à faire une installation, une action sans mesure, débarrassée de tout avant et de tout après : un moment, une épaisseur de temps qui s’autonomise et acquiert ainsi une existence propre, de la durée et non de l’instant. Alors l’art échappe à la linéarité de l’exploit sportif – il produit un temps non productif, un temps non performant : de l’inutile.


[26] Le christianisme dévalorise le corps et le réduit à l’os, au squelette qui détermine notre condition humaine, l’âme en est le principe moteur invisible.
[27] Voir à ce sujet les études de Vigarello et de Duby sur l’histoire du corps à travers les âges.
[28] Michel Foucault
[29] ibid.cit.